■Le bouddha vivant Lian-sheng Sheng-yen Lu
■Traduit du chinois par Sandrine Fang
■Copyright © Sheng-yen Lu ©2011, Éditions Darong
Lors d'un voyage spirituel —
J'aperçus un groupe d'individus. En réalité, ce n'étaient ni des êtres humains ni des amanusya (des êtres non humains), mais un essaim de génies des montagnes, des forêts et des eaux, qui vagabondaient dans l'espace. C'était une espèce de génie qui ressemblait aux spectres.
Ils se trouvaient devant moi.
Je marchais sur leurs talons. (Je dissimulais mes trois lumières①.)
J'arrivai à un endroit où je vis un temple splendide, qui étincelait d'or et de jade. À son frontispice était suspendue une tablette horizontale portant cette inscription honorifique de quatre mots : Wei Ling Hsien He (la majesté de sa puissance et l'efficacité de son pouvoir se manifestent dans tout leur éclat). C'était un nouvel édifice.
Tous les génies des montagnes, des forêts et des eaux y pénétrèrent, et je m'y engageai après eux. En fait, les gens étaient en train de procéder à l'inauguration du temple nouvellement construit. Un bonze qui veillait aux rites y présidait la consécration des icône représentant les divinités et l'inauguration des statues de bouddhas ; des disciples laïques bouddhistes, vêtus d'une robe rituelle noire, récitaient en même temps un sûtra.
Les statues de bouddhas et les figures d'esprits divins scintillaient et jetaient un vif éclat doré. Tous ces présents avaient été offerts en toute sincérité par des dévots. Les statuettes de bouddhas et de divinités étaient innombrables. Elles occupaient l'espace du temple de manière extraordinaire.
Les génies des montagnes, des forêts et des eaux se mirent à parler :
— Je veux habiter dans l'icône du seigneur Troisième Prince en devenant un seigneur Troisième Prince, dit un petit spectre.
— Je veux demeurer dans la statue du bodhisattva Avalokitésvara en devenant un bodhisattva Avalokitésvara, dit un spectre féminin.
— Je veux loger dans la statuette de l'esprit tutélaire du territoire en devenant un génie du lieu, dit un vieux spectre.
— Je veux séjourner dans l'image de Chi Kung en devenant un Chi Kung, dit un spectre ivrogne.
— Je veux m'installer dans la statue du seigneur Chenghuang (génie protecteur de la ville) en devenant un seigneur Cheng-huang, dit un yaksa②.
[…]
Je remarquai que le maître officiant n'était pas un pratiquant vertueux et que son corps, comme une masse de boue souillée, ne répandait pas de lumière. Comment pourrait-il « attirer la lumière par la lumière » ? Il n'était pas étonnant qu'il séduisît un certain nombre de spectres qui se disputaient la priorité de la possession des statues. Qu'aurait-il fallu faire ? Un temple imposant, les images majestueuses des bouddhas et des bodhisattva, la grande et sérieuse cérémonie de l'inauguration du temple, mais voilà que tout prenait l'ampleur d'une grave catastrophe !
Je voulais m'en aller quand un vieux génie renard m'arrêta, puis me dit :
— La lumière et l'énergie de monsieur sont revenues à des vérités authentiques, à leur nature primitive ; vous êtes doté d'un pouvoir prodigieux et illimité ; vous êtes déjà parvenu à l'état des Immortels ; vos Trois Originels③ sont rentrés dans l'Un, tout librement et aisément. Quelle nécessité pour vous de vous en aller en faisant encore voyager votre esprit ? Il vaudrait mieux que vous gardiez la statue du bouddha Sâkyamuni en votre possession tout en jouissant de la fumée de l'encens offert par le genre humain. Si vous restez dans ce temple, on pourra au moins éviter les influx néfastes, supprimer quelque peu les Trois Poisons④ et les Six Désirs⑤, et porter secours aux êtres vivants en accord avec les facteurs qui conditionnent une situation. Qu'en pensez-vous ?
Ayant entendu cela, j'éprouvai une grande frayeur.
— Non, je ne peux pas. Si je jouis de la fumée de l'encens offert par les gens ici-bas, tous les efforts que j'ai accomplis seront réduits à néant, et ce n'est pas ce que je souhaite.
Le vieux génie renard m'interrogea, l'air étonné :
— Monsieur, si vous ne voulez pas devenir le bouddha
Sâkyamuni, pourquoi êtes-vous venu ici ?
Je lui répondis :
— Ce n'est qu'un voyage spirituel, en accord avec les facteurs qui conditionnent la situation.
Il en éprouva une grande joie et dit :
— Monsieur, si vous ne prenez pas possession du corps et si vous êtes seulement venu flâner, il ne me reste qu'à m'en approprier !
Le vieux génie renard habita aussitôt la statue du bouddha Sâkyamuni.
Je sortis silencieusement du temple. Je levai la tête pour regarder le ciel, puis poussai un soupir. Quelle grande cérémonie d'inauguration ! Ce n'étaient que formalités compliquées et cérémonies inutiles. Par ailleurs, les apparences étaient trompeuses.
Aujourd'hui, un grand nombre de maîtres officiants ne sont que des religieux qui courent partout pour interpréter un oracle d'après les livres canoniques. Évidemment, c'est un métier qui permet de gagner sa vie. Cependant, hormis la compréhension profonde et l'interprétation des oracles, il leur faut saisir réellement le sens des livres canoniques et le mettre en pratique. Ce n'est que de cette façon qu'ils pourront être considérés comme de véritables maîtres officiants ! (Connaître à fond le Tripitaka⑥, pratiquer assidûment le dharma du Bouddha, prendre le dharma pour maître.)
- à suivre -
①Ce sont la Lumière dorée, la Lumière de bouddha, la Lumière de l'esprit.
②Un des démons qui demeurent, pour les uns, sur la terre, pour les autres, dans les airs et, pour d'autres encore, dans les cieux inférieurs.
③L'essence, le souffle et l'esprit.
④L'avidité, la colère et l'ignorance.
⑤La beauté du visage, l'aspect physique, l'attitude, le son de la voix, la douceur de la peau, les caractéristiques personnelles.
⑥L'ensemble des textes canoniques du bouddhisme : Vinayapitaka (disciplines monastiques), Sûtrapitaka (prédication du Bouddha et récits édifiants), Abhidharmapitaka (ouvrages didactiques et philosophiques).