■Le bouddha vivant Lian-sheng Sheng-yen Lu
■Book166 - Journal des voyages spirituels
~Un autre genre de manifestation du prodige~
■Traduit du chinois par Sandrine Fang
■Copyright © Sheng-yen Lu ©2012, Éditions Darong
J'étais bien conscient que si mon esprit s'installait dans la statue dorée du bouddha Sâkyamuni, je ne manquerais pas de nourriture ni de vêtements ; les gens me vénéreraient et me feraient des offrandes ; j'en serais très honoré, j'en éprouverais une sensation incomparable et mon coeur serait rempli de bonheur.
Pourtant, moi qui étais en train de pratiquer la méditation au Lac foliacé, je passerais vraiment de vie à trépas assis à la manière des bouddhas.
Je me demandais également comment je pourrais habiter dans la statue dorée du bouddha Sâkyamuni. N'usurperais-je pas le nom de Sâkyamuni ?
Je me souviens de Tou-shun, un moine bouddhiste de la dynastie des Tang. Il était l'incarnation du bodhisattva Manjushrî. Lorsque Tou-shun se rendait dans un temple où séjournaient des divinités déguisées, des génies ou des spectres, peu lui importait que ce fût à une époque où habitait un esprit de l'arbre ou à celle où séjournait un dragon dépravé, ou bien que l'endroit fût hanté par une centaine de spectres, il suffisait que Tou-shun jetât un coup d'oeil sur le temple pour que l'édifice se consumât immédiatement.
Aujourd›hui, si je prenais possession de la statue et si je rencontrais le bonze Tou-shun ou un autre moine éminent, ne deviendrais-je pas un misérable ? Je me cultivais dans la pratique de la perfection, j'étais absent à toute requête, et ma pratique de la perfection ne consistait pas à obtenir quelque chose mais seulement à accomplir le voeu de bodhi que j'avais formé, c'est-à-dire à offrir mon coeur authentique, à chercher en haut le Fruit de bouddha et à secourir ici-bas les êtres vivants.
Heureusement, j'étais quelqu'un de lucide, de clairvoyant, de conscient, de perspicace. Bien que je fisse mon voyage spirituel, mon esprit restait encore clair, pur, extrêmement limpide ; il n'était pas chaotique ni perdu en des discussions confuses. Je devais entreprendre les choses de façon rationnelle. Mon intelligence devait être pleine et ma conscience demeurer juste. Je me dirigerais ainsi vers la grande voie de la Loi droite. En tant qu'homme libre qui se détache de tout, quelle nécessité y a-t-il de recevoir encore des sacrifices et de jouir de la fumée de l'encens du monde ?
D'ailleurs, dans ce temple, les génies des montagnes, des forêts et des eaux étaient trop nombreux ; les affaires séculières et importunes étaient abondantes ; la consultation du sort et la pratique de la divination étaient infinies. Ce serait une préoccupation ennuyeuse qui ne prendrait jamais fin ; je ne pourrais jamais me libérer des futilités de ce monde. Ne m'enfoncerais-je pas dans la causalité et dans le samsâra des Six Voies⑦ ?
À la seule pensée de l'usurpation du nom honorifique de Sâkyamuni, la sueur ruisselait le long de mon corps.
Je sortis immédiatement du temple et m'en allai. Je poursuivis mon voyage spirituel. Je rendis mes lumières invisibles. Elles se déplaçaient très vite, en un instant à mille et dix mille lis.
L'appel du vieux génie renard retentit derrière moi :
— Monsieur, je vous prie de rester ici pendant quelques jours, d'accepter d'être notre invité, notre hôte ! Nous allons organiser une grande cérémonie religieuse qui durera sept jours, et vous pourrez manger à satiété.
J'agitai la main en signe de remerciement, et je partis.
Au moment où je repris mon voyage spirituel, je vis soudain des flammes étincelantes, pareilles à une gerbe de flambeaux, qui illuminaient le ciel de tous côtés. Je les contemplai à nouveau. En fait, au milieu de ces flammes se trouvait un grand nombre de corbeaux à la figure d'aigle pêcheur, dont les pattes étaient longues, le dos noir et le ventre blanc. Chacun d'eux crachait des flammes.
Je criai de surprise :
« C'est une troupe de corbeaux de feu ! »
Un esprit divin, assis sur un véhicule de nuages tiré par deux dragons, accompagnait la troupe de corbeaux de feu. Cet esprit divin était justement Chu Jung, le génie tutélaire du feu.
— Où allez-vous ? lui demandai-je.
Le génie tutélaire du feu me reconnut. Comme nous étions de vieilles connaissances, il ne me cacha pas la vérité :
— Un temple vient tout juste d'être érigé au pied d'une montagne. Depuis son inauguration, il est envahi par des génies des montagnes, des forêts et des eaux. Je m'y rends avec une troupe de corbeaux de feu pour l'incendier afin qu'il ne devienne pas dans les jours à venir un repaire de démons et que le peuple, les paysans, n'en soient pas victimes.
À ces propos, je ne trouvai rien à ajouter.
Néanmoins, je me dis intérieurement : « J'ai eu de la chance.»
Pour un pratiquant de la perfection, le chemin est semé d'embûches. On doit se garder de toutes sortes de désirs et s'écarter, de surcroît, des démons et des doctrines hérétiques. Même si on possède le pouvoir de faire voyager son esprit, il faut tout de même avoir le coeur tranquille et libre, et purifier ses Trois Poisons⑧. Le seul objectif à atteindre, pour l'avenir, est le maha Étang au Double Lotus.
Il va sans dire que la responsabilité des pratiquants de la perfection consiste à faire du bien aux autres, en leur faisant connaître le dharma et en le propageant. C'est de cette manière que les pratiquants peuvent faire apparaître une belle vie. Ils entreprennent cette oeuvre avec persévérance et maintiennent la continuité de leur pensée pure.
Toutefois, un poème de Pai Chü-i⑨ me revint à la mémoire :
Les herbes sont éparses sur la plaine,
Les unes desséchées, les autres luxuriantes ;
Des incendies ne cessent d'éclater,
Elles repousseront encore quand le vent printanier soufflera.
– fin –
⑦La roue de transmigrations des six conditions d'existence : la voie du Deva, la voie de l'Homme, la voie de l'Asura, la voie de l'Enfer, la voie de l'Esprit affamé et la voie de l'Animalité.
⑧L'avidité, la colère et la stupidité.
⑨Homme de lettre et poète chinois (772-862).